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« Le bug agricole est systémique et culturel. »

Fondateur du lobby citoyen La Bascule et de la plateforme de financement participatif d’agroécologie Bluebees, Maxime de Rostolan a promu et défendu la permaculture avec énergie pendant cinq ans à la tête de Fermes d’avenir. Pour ce porte-parole médiatique d’un autre système agricole, plus durable et responsable, le modèle actuel est un gros bug. Il est déprogrammable, mais pas facilement.

Maxime, en 2019 le bug agricole français est-il d’abord systémique, culturel, ou les deux ?


Il est systémique et culturel. Après-guerre, des schémas et des modèles de standardisation ont été mis en place afin d’optimiser les méthodes de production. La partie avale de cette logique a été dimensionnée et conçue en conséquence. C’est à dire, avec des unités de transformation et de distribution centralisées en certains points. Le bug agricole est donc clairement systémique. Mais il est également culturel, car nous nous sommes déconnectés de la réalité. Il y a un siècle, la moitié des actifs était paysans. Aujourd’hui, ils ne représentent plus que 2 %. Nous avons donc perdu ce lien à la terre, à la production et à l’autonomie alimentaire. Un schisme s’est créé entre la gestion du patrimoine naturel – dont l’agriculture fait partie, et notre quotidien.

L’agriculture que nous connaissons date de l’après seconde guerre mondiale. C’est donc finalement un modèle assez jeune. Pourtant, il donne l’impression de ne pas pouvoir être changé, comme un bug qui ne serait pas déprogrammable…


Elle était sûrement le reflet de bonnes intentions et de réflexions légitimes en leur temps. On ne pouvait pas laisser des gens faire ce travail harassant et il a donc fallu mécaniser et industrialiser la production d’entrants et le conseil. En revanche, je ne pense pas qu’il faille considérer que les intentions des personnes de l’époque allaient jusqu’à nous mener dans l’impasse que nous percevons aujourd’hui. Ce n’est pas facilement déprogrammable car le raisonnement de l’époque était simple : il fallait produire. Aujourd’hui, il faut réintégrer la complexité et ré-envisager la dimension holistique et systémique de ce pilier de notre civilisation qu’est la manière dont on se nourrit. C’est très compliqué de le faire car cela demande de remonter le courant et cela demande beaucoup plus d’efforts que de se laisser porter.
Je vous donne un exemple. J’étais chez un grand groupe de sport récemment et ils m’ont exposé un problème auquel ils sont confrontés. Les industriels du textile utilisent des fibres issues de la pétrochimie, donc fortement impactées par les variations du prix du baril. Leur questionnement est de savoir comment re-proposer des collections en fibres naturelles. Pour trouver une solution à leur problématique, mais également bien au-delà, je leur ai parlé de la problématique du glyphosate. Ce client fait partie de la solution pour sortir du glyphosate. En allongeant les rotations de culture et en ajoutant des nouvelles filières, pour que de nouvelles cultures rencontrent une réalité économique, on crée une solution commune à deux problématiques. Le chanvre et le lin permettraient d’allonger les rotations de culture des céréaliers, tout en produisant ces fibres naturelles. Deux problèmes peuvent ainsi avoir une solution commune. Néanmoins, implanter une telle solution est beaucoup plus ardu que simplement industrialiser et standardiser.

« Le vrai problème de notre civilisation est que nous avons accès à un pétrole bon marché. »

Il y aurait donc un gros bug dans l’appréhension du mur que nous sommes en train de regarder ? On peut avoir cette impression que, parce que c’est compliqué, le mieux est finalement de continuer de bugger.


Le vrai problème de notre civilisation est que nous avons accès à un pétrole bon marché. Avec un baril à 200 dollars, continuer comme on le fait aujourd’hui sera plus compliqué que de trouver des alternatives.

Dans ce cas-là, quelle est la part de responsabilité du consommateur dans cette incapacité à comprendre l’urgence ?


Le consommateur peut certainement faire des efforts mais les leviers principaux se trouvent auprès des industriels et de la politique. Aujourd’hui, le consommateur fait sa part, et les augmentations de la demande en agriculture biologique, locale et de saison le prouvent. Elles sont de l’ordre de 20 % par an, alors que l’offre n’augmente elle, que de 10 % par an. Le facteur limitant n’est donc pas le consommateur selon moi.

Est-il alors politique ?


Oui, mais pas seulement. Les industriels ne sont pas prêts à renoncer au pétrole bon marché et à réinventer leur modèle. Ils manquent de vision ou alors ne croient pas ce qu’ils savent. Ce que l’on sait, c’est que le pétrole, c’est fini. Ce que l’on sait aussi, c’est qu’il faudrait, pour pouvoir rester en dessous de la barre des 2 degrés, laisser deux tiers des réserves connues de pétrole dans le sol. Et ça, personne n’est prêt à l’envisager.

« L’agroécologie n’est pas une solution, c’est la seule. »

Est-ce que le plus grand bug tient au manque d’anticipation de l’après-pétrole ?


Le jour où l’on sera au pied du mur, on trouvera les alternatives, car on sait faire beaucoup de choses techniquement. Certains domaines restent à réinventer, comme l’aviation ou le médical. Mais pour la nourriture et le transport propre sur courtes distances, des solutions existent. Il est compliqué d’optimiser tant que nous ne sommes pas au pied du mur.

Est-ce que pour vous la permaculture est l’anti-bug parfait à l’agriculture industrielle ?


La permaculture est une méthode de conception d’écosystèmes humains équilibrés. Et c’est ce dont on a besoin : réussir à rééquilibrer notre société dans son écosystème. La permaculture poursuit cet objectif et propose des solutions qui produisent plus d’énergie qu’elles n’en consomment.

 

L’agriculture actuelle est responsable d’au moins trois catastrophes menaçant la survie de notre civilisation : premièrement, les émissions de gaz à effet de serre, dont 20 à 40 % lui sont imputables ; secondement, la préservation de la ressource en eau ; et enfin la préservation de la biodiversité.

 

L’agroécologie propose des solutions à ces trois problématiques. Elle permet de capter du carbone là où l’agriculture industrielle en émet. Elle permet aussi de filtrer l’eau et de la rendre potable là où l’agriculture industrielle pollue les nappes phréatiques, avec comme conséquence le glyphosate, que l’on retrouve dans nos urines. Lorsque Véolia ou Suez dépollue de l’eau, ils recréent un sol vivant alors qu’avoir un sol vivant permet de dépolluer l’eau naturellement. En Bavière, ils ont procédé de la sorte. Ils ont contraint les 250 agriculteurs locaux à passer en bio, ce qui a permis d’avoir de l’eau potable gratuite dans la ville. Le dernier point concerne la biodiversité. L’agriculture industrielle travaille avec des produits dont l’objectif est de détruire les insectes et autres champignons, là où l’agroécologie travaille avec ces forces de vie et se sert de leurs forces pour produire plus. Olivier de Schutter dit d’ailleurs que l’agroécologie n’est pas une solution, c’est la seule.

Que répondre à l’argument disant que l’agroécologie ne sait pas nourrir 65 millions de consommateurs ?


Je leur réponds qu’ils n’ont aucun argument pour le prouver. L’agriculture industrielle nous coûte très cher collectivement. Elle est subventionnée directement par la PAC à hauteur de 10 milliards par an. Cela représente quasiment 1 million d’euros chaque heure. Elle est également indirectement subventionnée par les impôts qui viennent apporter des solutions aux externalités négatives générées par cette agriculture : les problèmes de santé, de dépollution de l’eau, les algues vertes, les inondations… Tout en ne créant pas d’emploi. Il faut savoir que l’agriculture industrielle a détruit quasiment 80% des emplois en 50 ans. Cette agriculture n’est pas viable. L’agroécologie est plus efficace car elle permet de produire plus par unité de surface, et ce de manière plus stable que l’agriculture industrielle.

« La seule bataille écologique à avoir jamais été gagnée a été celle du trou dans la couche d’ozone. »

Vous comprenez que cela soit quasiment ubuesque pour le grand public de comprendre pourquoi on ne change pas de logiciel si c’est une telle évidence ?


Le pourquoi est lié à l’argent. Les personnes en position de décider sont ceux qui ont de grosses sommes à engager et elles n’ont qu’un critère décisionnel : l’argent. Les capitaux naturel et humain ne sont pas pris en considération. D’où l’importance d’intégrer au plus vite une comptabilité à triple capital qui reflèterait plus fidèlement les résultats d’un modèle.

Finalement, ce moment où le pétrole aura disparu ne sera-t-il pas plutôt un bug fondateur qu’un bug destructeur ?


C’est la création destructrice de Schumpeter. On retrouve cette idée au Japon, où le mot « crise » signifie également « renaissance ». On reconstruit sur les ruines. Mais si on arrive pas à intégrer la restauration du capital naturel et du capital humain dans la mission des entreprises, elles vont continuer à choisir la solution de facilité qu’est le pétrole. D’ailleurs, l’entreprise la plus rentable en 2018 est une entreprise saoudienne de pétrole. Les catastrophes écologiques que nous commençons à vivre sont autant de signes montrant que les fils qui tiennent notre modèle sont en train de s’effilocher.

Mais qui de nos modes de production ou nos modes de consommation va changer l’autre ?


Le stimulus des 20 % dont on parlait tout à l’heure montre que l’évolution de la demande des consommateurs ne provoque pas le changement espéré, même si un délai de réaction est logique. La publicité fausse aussi la donne dans ce débat. Prenons l’exemple des voitures. Elles concernaient quasiment tous les encarts publicitaires vus et entendus à l’occasion de Roland Garros ou sur France Inter par exemple. Les sommes engagées sont ahurissantes : on parlait de 3,5 milliards pour créer l’imaginaire collectif et conditionner le cerveau humain au fait que les besoins s’expriment par la consommation. Avec de telles sommes, on ne peut pas réellement dire qu’ils viennent combler un besoin. Le consommateur doit continuer à être plus intelligent que la publicité, et montrer qu’il est conscient. C’est pour cela que le mouvement de La Bascule a été lancé.

 

Je trouve fou que la seule bataille écologique à avoir jamais été gagnée a été celle du trou dans la couche d’ozone. Et elle remonte à 1987. L’origine du problème avait été identifiée, elle était liée aux CFC, les ChlorFluoroCarbones. Ces produits mortifères ont été interdits via le protocole de Montréal, sans que l’on mette en place de grandes campagnes de sensibilisation des consommateurs quant à l’usage de tels produits. Je suis persuadé que le jour où l’on interdit les pesticides au niveau mondial, on comprendra que l’on recréera de la biodiversité, de l’emploi ; qu’on préservera la santé, la qualité de l’eau ; qu’on retrouvera des abeilles… Le point ultime est d’encadrer par la loi, car cela permet de rendre illégales des pratiques qui sont délétères.

Maxime, on termine cet entretien par nos questions traditionnelles de conclusion. Primo quelle est votre propre définition du bug ?


Lorsque je pense à un bug, je vois quelque chose de coincé, de bloqué. Dans notre cas présent, le modèle économique est un bug, car il ne permet pas d’avancer dans le bon sens. De manière un peu cynique, le conseil constitutionnel est un bug de notre société.

Et secundo, quel est pour vous le plus grand bug, passé, présent ou potentiel ?


Qu’un cancer ou une marée noire puisse avoir un impact positif sur l’économie, c’est pour moi un bug énorme.

« Il faut ré-envisager la dimension holistique et systémique de ce pilier de notre civilisation qu’est la manière dont on se nourrit. »
« L’agriculture actuelle est responsable d’au moins trois catastrophes menaçant la survie de notre civilisation. »