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« Le bug avec le PIB, c’est qu’il ne prend pas en compte les inégalités ou la destruction du capital naturel. »

Face au bug communiste passé et au bug néolibéral à venir et en cours, y aurait-il une troisième voie possible ? Pour répondre à cette question complexe, Bug Me Tender a rencontré l’économiste Philippe Frémeaux. Éditorialiste pour la revue « Alternatives économiques » dont il a longtemps été le directeur de la rédaction, celui qui est aussi président de l’Institut Veblen, un think tank économique promouvant la transition écologique comme projet de société, et membre du conseil de surveillance de la Fondation de l’écologie politique, plaide en faveur d’une profonde transformation de notre modèle d’activité.

Si l’économie n’est pas une science dure, ses lois et ses règles demeurent souvent vues comme indépassables, à l’image du fameux TINA ("There Is No Alternative"), et ce encore plus dans le contexte de la mondialisation actuelle. Comment expliquer ce bug de la science économique ?


Ah non, elles sont dépassables. J’ai longtemps dirigé un journal qui s’appelle « Alternatives économiques », un magazine traitant de questions économiques et sociales. Quand Denis Clerc a créé ce journal en 1980, c’est parce qu’il pensait précisément que sur chaque sujet il y avait des alternatives possibles : en pratique, les questions économiques concernent la façon dont nous vivons individuellement et collectivement. Il n’y a jamais une seule solution. Elles doivent donc être au cœur de la délibération politique.

Aujourd’hui, on assiste à une crise de l’urgence écologique qui remet profondément en cause la notion de croissance. Or la croissance, avec son indicateur clé qui est le PIB, reste le moteur mondial de la machine économique actuelle. Comment aborder ce bug ?


Les notions de PIB et de croissance sont relativement récentes. Apparues après la guerre, elles correspondent à une période historique où il y avait alors un besoin de croissance quantitative : il fallait construire plus de logements, de routes, fabriquer des machines à laver… Depuis la moitié des années 70, dans les pays les plus développés, la croissance du PIB est désormais déconnectée de la croissance des indicateurs de bien-être. Le fait qu’on produise toujours plus n’améliore pas nos conditions de vie réelles. En outre, pour y parvenir, nous détruisons les ressources de la planète. Continuer dans cette voie conduit l’humanité à sa perte et avant ça à des guerres pour le contrôle des ressources. Tout cela est inscrit dans la dynamique actuelle de l’économie.

 

Il faut donc radicalement remettre en cause les objectifs donnés à l’économie en commençant par changer les indicateurs. Le problème du PIB aujourd’hui est qu’il ne prend pas en compte les inégalités ou la destruction du capital naturel. On peut avoir à la fois une disparition des oiseaux et des abeilles et un PIB qui s’accroît. Ce n’est donc pas un bon indicateur d’une économie soutenable, d’une économie capable de produire durablement du bien-être pour nous et nos enfants.

 

Derrière le PIB, vous avez aussi une question de répartition des revenus parce que la croissance est synonyme d’emploi et que nombre de citoyens sont victimes ou craignent d’être victimes du chômage de masse ou de la précarité. La croissance demeure synonyme de plus de revenus et de pouvoir d’achat et c’est pourquoi les gens y demeurent très attachés. Il ne suffit donc pas de changer d’indicateurs. L’enjeu de la critique du PIB est aussi de modifier radicalement le pacte social : dans la mesure où un certain nombre de personnes seront victimes du changement du modèle économique qu’il nous faut opérer aujourd’hui, il s’agit d’explorer des politiques d’emploi et de protection sociale propres à assurer un emploi ou un revenu à tout le monde.

« Une société affreusement néolibérale mais où 32 % du PIB sont consacrés à la protection sociale. »

En ce sens, le concept de « croissance verte » n’est-il pas un bug en soi tant ces deux termes semblent antinomiques ?


L’idée qu’on pourrait continuer à croître indéfiniment dans un monde fini pour reprendre la banalité d’usage, est évidement une idée complètement stupide. Ceux qui utilisent ce concept pour dire que l’on peut continuer à produire et à consommer autant tout en ne dépréciant pas notre capital naturel, bref qu’on peut concilier croissance économique telle qu’on l’entend aujourd’hui et protection de l’environnement, font du greenwashing. Après, tout dépend de ce que l’on met derrière le mot croissance comme je l’expliquais en début d’entretien : il y a des croissances qui peuvent être souhaitables et des croissances qui sont détestables. Si, demain, on produit plus de services pour la petite enfance, qu’on s’occupe mieux des personnes âgées, ce sera évidemment une bonne chose. On peut également faire croître son bien-être en pratiquant la méditation une heure par jour ce qui ne consomme aucune ressource.

 

Il nous faut imaginer un monde où la priorité serait d’assurer un modèle d’activité soutenable mais également producteur de bien être, de bien vivre pour tous les habitants de la planète. Le système actuel nous mène au contraire non seulement dans le mur sur le plan écologique, mais aussi sur les plans social et démocratique et ce sont ces questions-là qu’il faut résoudre.

Dans le contexte actuel marqué à la fois par l’urgence écologique et la crise structurelle, économique, sociale et démocratique, peut-on comparer le système économique actuel à un bug ?


Honnêtement, le propre de notre système économique est qu’il est parcouru par de multiples tensions. Ainsi, depuis 40 ans, il apparaît que les règles du néo-libéralisme se sont largement imposées avec la mondialisation libérale, une Europe qui donne toujours plus de place au marché, etc… Dans le même temps, un socialiste du début du 20ème siècle qui se réveillerait aujourd’hui constaterait, lui, qu’on vit dans une société où on peut espérer vivre encore une quinzaine ou une vingtaine d’années lorsqu’on prend sa retraite, une société qui offre cinq semaines de congés payés et où l’école est gratuite tout comme les soins médicaux. Cet homme-là affirmerait « c’est le socialisme ! » et nous lui répondrions que « non, c’est le capitalisme, le socialisme ayant disparu de la surface de la terre sauf dans quelques dictatures ».

 

On est dans une société qui est donc à la fois affreusement néolibérale mais où 32 % du PIB sont consacrés à la protection sociale. Je rappelle que l’ensemble des dépenses publiques en 1900 correspondait à moins de 10% du PIB alors qu’aujourd’hui, elles s’élèvent à 55 %. Donc, le néo-libéralisme est une réalité, mais la résistance de nos sociétés demeure forte.

Finalement, quel que soit le modèle économique, n’est-il pas voué à un moment à bugger et devenir obsolète ?


Dès lors que l’économie telle que je la conçois est avant tout une science sociale et historique, la question que vous me posez interroge non pas l’économie mais d’abord la philosophie de l’histoire. Au début du 20ème siècle, beaucoup ont cru que le communisme allait instaurer la fin de l’histoire, la disparition de l’Etat dans une abondance généralisée. On a vu la tragédie que cela a provoqué. Puis, après la chute du mur et jusqu’à aujourd’hui, on a pu nous revendre cette idée de fin de l’histoire dans une généralisation de la démocratie de marché à l’échelle de la planète, et on voit bien que ça ne marche pas non plus. C’est le propre de l’histoire des hommes : personne ne va siffler la fin du match, ce qui n’empêche pas en revanche de choisir son camp.

« L’enjeu est d’étendre le champ de la démocratie dans l’économie, de la base au sommet. »

Entre l’effondrement programmé de l’ultra-libéralisme et l’effondrement passé du communisme, une troisième voie est-elle plus que jamais nécessaire ?


L’enjeu n’est pas de sortir forcément du capitalisme, car ce concept me semble trop pauvre pour décrire notre société. Peut-on comparer la société chinoise à la société française ou danoise ? Or, dans les trois cas, on a bien affaire au capitalisme. Donc, à mes yeux l’enjeu est plutôt d’étendre le champ de la démocratie dans l’économie, de la base au sommet. L’entreprise doit devenir plus démocratique, mais il est aussi nécessaire de reprendre la main sur le grand capitalisme au niveau central et d’imposer une planification afin de décider démocratiquement de ce qu’il est souhaitable de produire ou pas. Sur ces bases, on peut favoriser le développement des communs, d’organisations productives coopératives sans pour autant empêcher le développement des initiatives privées dans un cadre marchand. A mes yeux, la liberté d’entreprendre n’est pas seulement une liberté économique, c’est une liberté politique fondamentale.

 

Il ne s’agit donc pas de rompre avec le capitalisme au profit d’un système collectiviste même réinventé, mais de le transformer radicalement en remettant la démocratie aux postes de commande. Reprendre la main face au grand capitalisme mondialisé est bien l’enjeu aujourd’hui. Mais la question n’est pas de revenir au protectionnisme ou à la guerre commerciale comme le pratique Trump. Il s’agit plutôt de réguler différemment le commerce international notamment en plaçant les enjeux sanitaires, sociaux et environnementaux en haut de l’agenda réglementaire.

Pour vous, la radicalité, ça n’est pas de la rupture ?


Face aux menaces qui sont devant nous, il y a des choix radicaux de transformation de notre modèle d’activité qui s’imposent. Il ne s’agit pas d’y aller gentiment. Quand on parle de réduire les émissions de CO2, ça suppose de faire des choix relativement drastiques en matière d’économie d’énergie, d’isolation des logements, de changement de nos modes de mobilité.

 

Le pari que je fais, c’est que ça n’impose pas le totalitarisme. On peut le faire de façon démocratique. C’est dans ce sens-là que je parle de réformisme radical. Mon propos, c’est l’extension de la démocratie et la transformation rapide et forte du modèle d’activité pour faire face aux enjeux de soutenabilité. Lorsque je parle de radicalité, je pointe du doigt l’urgence actuelle : la menace n’est pas pour demain ou dans 30 ans, elle est là, maintenant. Néanmoins, il ne s’agit pas de construire une société nouvelle à partir de rien.

On reconnaît le capitalisme au fait qu’il digère tout, y compris ses contradictions et ses défaillance. Aux États-Unis, de plus en plus de démocrates appellent à un "Green New Deal". Chez nous, Carrefour sera demain le plus grand distributeur français de produits bio. Qu’en pensez-vous ?


Je serai tenté de dire que la capacité d’adaptation du capitalisme traduit aussi tout simplement la transformation de notre société sous la pression du mouvement social. Lorsqu’une SCOP spécialisée dans le commerce équitable comme Etiquable arrive à vendre ses produits dans la plupart des chaînes d’hypermarché et permet ainsi à des communautés paysannes d’être mieux rémunérées, c’est un progrès. Cela prouve qu’on a gagné.

Philippe, terminons par les deux questions qui concluent toujours les entretiens de Bug Me Tender : quelle est tout d’abord votre définition personnelle du bug ?


Un bug est un problème dans un programme informatique qui fait que ça ne se déroule pas dans les conditions conformes à ce que souhaitaient ses concepteurs.

Et dans votre domaine quel est le plus grand bug ?


Dans ma discipline, le problème se pose dans des termes beaucoup plus complexes. En fait, tout dépend de savoir si vous parlez de l’économie comme réalité ou de la science économique, comme représentation de cette réalité. Le bug de la science économique aujourd’hui dominante réside dans le fait qu’elle décrit un monde idéal qui correspond à sa vision de ce que devrait être un fonctionnement optimal de l’économie. Mais, en pratique, le fonctionnement concret de l’économie est un bug perpétuel par rapport à ce qu’est la vision idéale que porte la théorie économique parce que les institutions qui fondent la société, les conventions implicites qui relient ses membres, font que l’économie concrète ne peut fonctionner conformément à la vision portée par la théorie économique dominante.

 

Elle a fini par en convenir et l’étude des « imperfections des marchés » est devenue un élément essentiel de la science économique contemporaine. En fait, la science économique n’est pas une science exacte, au sens des sciences dures, mais une science sociale puisqu’il s’agit d’une matière humaine et que le propre de l’histoire humaine, c’est qu’on peut essayer d’expliquer le passé, mais qu’en pratique on n’est pas capable de prévoir l’avenir.

« Il faut réguler différemment le commerce international notamment en plaçant les enjeux sanitaires, sociaux et environnementaux en haut de l’agenda réglementaire. »
« Le propre de l’histoire humaine, c’est qu’on peut essayer d’expliquer le passé, mais qu’en pratique on n’est pas capable de prévoir l’avenir. »