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« Un bug peut changer une vie. »

Psychanalyste et écrivain, Philippe Grimbert est devenu célèbre avec son roman autobiographique « Le secret ».  Dans ce livre, il y évoque la transmission des bugs familiaux et le pouvoir de l’inconscient tapi sous les non-dits. Deux thèmes qui ne pouvaient que fasciner Bug Me Tender.

Nos actes produisent des bugs inconscients : des actes manqués, des lapsus, de la névrose… Ces bugs intrinsèques sont-ils déprogrammables ?


Freud évoquait une dimension de l’inconscient, extrêmement agissante à notre insu. L’inconscient git profondément en nous et se manifeste de temps à autre, sous la forme de bugs : un lapsus, un acte manqué, un rêve…  Ce bug intéresse le psychanalyste car il a un sens. Si vous dites « au revoir » au lieu de « bonjour » à quelqu’un, en cherchant un peu vous comprendrez que vous n’aviez pas envie de voir cette personne mais vous lui avez quand même adressé un message. Votre inconscient est au plus prêt de la vérité de vos ressentis.

N’y prête-t-on donc pas assez attention ? Devrait-on être plus exigeants avec notre propre interprétation de ces bugs ?


C’est le travail que l’on fait sur le divan d’un psychanalyste. La position de détente, sans voir son interlocuteur, favorise les formations de l’inconscient. Ces lapsus, ces bugs, ces surgissements d’idées complètement inattendus, presque sans rapport avec ce qu’on était en train de dire, sont très intéressants car ils révèlent des choses très profondes. C’est un outil de connaissance de soi-même irremplaçable. Il n’y a pas besoin d’être malade pour être en analyse. Il s’agit en quelque sorte d’une ascèse qui peut vous amener à devenir ce que vous êtes réellement.

 

L’interprétation des bugs est très présente chez les journalistes qui aiment se prêter à l’exercice en interprétant les lapsus des hommes politiques. Le bug est une irruption de la vérité dans un discours qui peut être plaqué. Chacun de nous peut effectuer ce travail d’analyse de nos actes manqués. Est-il besoin de l’analyser ? C’est une autre question, mais il y a toujours une signification dans un lapsus.

En tant que psychanalyste, et aussi à titre personnel comme vous le racontez très bien dans votre livre « Un Secret », comment définiriez-vous les bugs familiaux ?


Il y a plusieurs formes de bugs. Les bugs intrafamiliaux sont ceux où par exemple un parent, sans se l’expliquer, peut avec son enfant laisser parler son agressivité et pas son amour. Un autre bug qui m’intéresse plus particulièrement est le bug transgénérationnel. « Un Secret » est fondé sur mon expérience personnelle et j’y évoque ce bug. J’y suis à la fois le psychanalyste, l’auteur et le sujet du roman. La question qui m’occupe est la suivante : comment est-ce qu’un drame survenu des générations auparavant peut impacter le devenir des générations suivantes ? On observe cliniquement et statistiquement qu’il y a une victime expiatoire dans chaque génération. C’est la tradition un peu mystique, ésotérique de la malédiction familiale, qui est un bug, quelque chose du passé, enveloppé du secret. Il est intéressant de souligner que malédiction trouve son étymologie dans « mal-dit » ou « pas dit ». Et ce qui n’est pas dit vient heurter le destin des générations suivantes.

 

Je peux prendre mon exemple, car j’ai failli tomber dans ce danger de la malédiction familiale. Le drame de la shoah vécu par la génération précédente a vu la disparition d’un petit garçon. Ce fantôme de mon enfance aurait pu avoir sur moi des effets de malédiction. J’aurais pu m’identifier à ce fantôme ou inhiber complètement mon savoir, car si je n’ai pas le droit de savoir, je n’ai pas le droit d’apprendre. Ou somatiser. Mais ça n’a pas été le cas.

« Suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant. »

À vous écouter, le tabou constitue un bug empêchant l’épanouissement psychologique. Le problème c’est que ce bug là semble naturel, presque inné…


Bien sûr. Le secret de famille est un bug. En tant que psychanalyste, j’évoque un raté de la communication qui a des effets inconscients. Le bug est aussi cette irruption de l’inconscient dans la vie de tous les jours qui nous surprend car il vient d’une partie de nous-même que l’on ignore.

 

Le secret de famille a pour origine les sentiments très humains que sont la honte, la culpabilité et le deuil, qui se transmettent de génération en génération. D’ailleurs, un secret de famille est pour moi un pléonasme, car toutes les familles ont les leurs !

« Beaucoup de nos choix sont influencés par ce que nos ancêtres ont vécu », selon Anne Ancelin Schützenberger, la papesse de la psycho-généalogie. Existerait-t-il un destin familial ? Et dans ce cas, cette perspective ne fait-elle pas bugger notre conception moderne de l’homme, vu et perçu comme un individu souverain ?


Le titre de l’ouvrage principal de Anne Ancelin, « Aïe, mes aïeux ! », est parlant. Quelle est cette douleur et comment a-t-elle pu se transmettre et heurter chacune des générations qui ont suivi ? La psychanalyse, dont je parle avec passion, a pâti de ce qu’il s’est passé à l’époque. Il y a aujourd’hui une conception quasiment libérale de la santé mentale : efficacité, rapidité, les résultats doivent être quantifiables… Quel bug ! D’une part, l’humain ne se réduit pas à des chiffres et d’autre part, il ne faut pas chercher à débarrasser des symptômes. Il faut apprendre à faire avec. La psychanalyse n’a pas pour vocation de guérir, elle a pour vocation de sauver.

 

Ce qui fait mon originalité en tant qu’être humain ce sont mes symptômes, ma névrose. Gide disait qu’il faut toujours suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant. La pente fait partie de nous, il faut faire avec, tant que l’on monte. Un tracas peut être source de force ou de faiblesse. Le secret qui pesait si lourd  aurait pu ruiner ma vie, mais il m’a poussé à écrire un livre. Cette histoire est aujourd’hui ma carte d’identité.

Vous étiez psychanalyste avant d’écrire ce livre. L’êtes-vous devenu justement parce qu’il y a eu ce secret ?


Il y a eu un moment extraordinaire dans ma vie où un grand révélateur de vérité, un gaffeur, m’a révélé ce secret. Une gaffe est un bug, c’est toujours l’expression d’une vérité qui n’aurait pas dû être dite. À l’annonce du secret révélé maladroitement, j’ai réalisé, par ma réponse que j’étais déjà analyste.

« La crypte, un lieu psychique où git le secret de famille. »

Un orphelin adopté est-il alors voué à bugger toute sa vie et à reproduire ce bug avec les enfants qu’il aura ?


Ce n’est pas pour rien qu’aujourd’hui – en espérant que ce soit complètement généralisé – tous les enfants adoptés savent qu’ils l’ont été. Ce n’était pas le cas il y a encore une génération. Les parents adoptifs réparaient, en taisant cette adoption, la blessure de ne pas avoir eu d’enfant de leur chair. Cela provoquait probablement une recherche inconsciente de la vérité, qui amenait ces enfants à répéter sans arrêt l’histoire de l’abandon. Un enfant adopté qui l’ignore peut passer sa vie à se débrouiller pour se faire abandonner par ses objets d’amour.

 

En disant les choses, on minimise les risques dont vous parliez. Mais on ne peut pas généraliser. Les anciens enfants battus tendent à devenir parent batteur ou au contraire ultra-protecteur. Il y a toujours un choix inconscient qui peut se faire entre répéter ou changer la donne.

Avec la psycho-généalogie c’est-à-dire ce travail sur la transmission des bugs familiaux, l’inconscient se déploie à l’échelle familiale et plus seulement individuelle et restreinte du premier cercle. Peut-on penser cette transmission à l’échelle collective, celle des peuples, d’un genre ?


Certainement. Un disciple de Freud, Carl Jung, parle d’inconscient collectif. Ce sont de grands archétypes qui nous traversent tous, quelles que soient notre religion, notre race, notre culture. Il y a quelque chose qui dépasse le cercle familial. L’histoire d’un pays vient aussi constituer notre inconscient, comme notre histoire individuelle. En Allemagne, où je me rends souvent, je constate l’impact de l’histoire du pays. La culpabilité est très présente. On me questionne pour savoir si j’en veux à l’Allemagne pour ce qu’elle a fait à ma famille. Ils sont habités par ça. Cela appartient à leur histoire collective et non individuelle.

Pour en revenir sur le destin familial, est-ce que ne pas connaître son passé, ses racines, c’est finalement un peu ne pas se connaître soi-même ?


Je me souviens d’une formule qui disait « si tu ne connais pas ton passé, tu es condamné à le répéter ». La psycho-généalogie est intéressante de ce point de vue. On comprend certains bugs, certains symptômes quand on est face à notre arbre généalogique : il y a quelque chose dans le destin d’une personne de ma famille que je répète à mon insu. Nicolas Abraham et Maria Törok ont écrit un ouvrage sur les secrets de famille, « L’Écorce et le Noyau ». Ils y mentionnent un lieu : la crypte. C’est un lieu psychique où gît le secret de famille.

« Le bug familial limite notre libre arbitre car il délimite notre choix. »

Cette crypte peut être considérée comme une boîte de Pandore. Comprenez-vous la peur de l’ouvrir pour certains ?


Bien sûr. Ne pas aller fouiller dans cette boîte de Pandore est un choix souvent dicté par l’amour. Mais dire quelque chose de douloureux à un enfant très jeune, ce n’est pas le tuer, c’est au contraire lui donner les conditions de sa survie. C’est quand un enfant devient adolescent et qu’on ne lui a rien dit que le bug risque de se produire.

Notre destin familial ne fait-il pas bugger notre libre arbitre ?


Le bug familial limite notre libre arbitre dans la mesure où il nous propose un choix forcé entre des solutions qui ne sont pas forcément aussi vastes et variées que l’on aurait pu le souhaiter. A-t-on réellement un libre-arbitre ? En termes psychanalytiques on pourrait se dire que tout est écrit, avec des mots chargés de sens qui sont des signifiants. Il y a toujours un choix possible mais il est limité.

Alors comment se donner vraiment les moyens de choisir ?


La psychanalyse propose de regarder ce qui n’est pas fort en soi pour devenir plus fort. Les éléments déclencheurs d’un travail psychanalytique sont la répétition des expériences catastrophiques en série. Et il ne s’agit pas là de libre arbitre, mais d’enchaînement.

Philippe, nous terminons toujours nos entretiens par deux questions génériques assez personnelles : primo, quelle est votre propre définition d’un bug ?


C’est un raté qui peut vous permettre de mieux réussir ce que vous êtes.

Secundo, dans votre domaine quel est le plus bug, potentiel ou que vous ayez vécu ?


Le bug de la gaffe de mon cousin, qui m’a permis de déchiffrer et défricher toute la dimension du secret chez moi. Un bug peut changer une vie.

« On comprend certains bugs, certains symptômes quand on est face à notre arbre généalogique. »
« Il ne faut pas chercher à se débarrasser des symptômes. Il faut apprendre à faire avec. »